Alors que la situation se tend sur la réforme des retraites, Laurent Berger joue carte sur table et réaffirme ses lignes rouges de la CFDT. Il revient sur la mise en place chaotique des comités sociaux et économiques (CSE) sans oublier d’évoquer les grands chantiers sociaux de ce début d’année.

Après une année 2019 intense, que peux-tu souhaiter aux militants de la CFDT pour 2020 ?
Aux militants CFDT je souhaite d’être heureux de faire leur « travail » quotidien de syndicaliste au plus près de leurs collègues pour continuer d’améliorer les conditions de travail dans les entreprises et les administrations. Et, plus généralement, de faire progresser l’émancipation et la justice sociale. Plus collectivement, enfin, je leur souhaite de continuer de faire vivre une CFDT proche des préoccupations des travailleurs et porteuse d’une vision d’une société plus juste, plus ouverte et plus écologique.
La situation semble toujours bloquée concernant la réforme des retraites…
Pour bien comprendre où nous en sommes, il faut rappeler ce que veut la CFDT : un système universel de retraite tenant compte des spécificités des carrières professionnelles mais aussi de ses aléas, heureux ou subis, afin que chacun puisse accéder à un bon niveau de pension. Pour cela, on a besoin de reconsolider notre attachement collectif au système par répartition. C’est dans ce sens que nous portons nos revendications sur la prise en compte de la pénibilité, le minimum contributif ou encore les retraites progressives. Malheureusement, le gouvernement a vérolé les annonces autour de sa réforme avec des éléments budgétaires de court terme, violents en matière d’impact. Je le redis ici : l’âge pivot est injuste parce qu’il touche d’abord ceux qui ont commencé à travailler jeunes et qui ont déjà rempli leur part de contrat dans le régime par répartition. Il est inutile, comme le disent d’ailleurs tous les économistes un peu sérieux. Enfin, on sait aujourd’hui qu’il est rejeté par la majorité de la population !
Que demande la CFDT ?
Que le gouvernement dissocie de sa réforme les éléments d’équilibre budgétaire ! Et qu’il se recentre sur le sens du régime universel que nous sommes en train de construire. La CFDT a demandé il y a plusieurs semaines au gouvernement d’ouvrir des discussions afin d’améliorer son texte. C’est ce qui est prévu durant tout le mois de janvier, et nous allons faire des propositions.
Mais pour cela, le gouvernement doit retirer l’âge pivot de son projet de loi. C’est le sens de la pétition en ligne lancée par la Confédération, et du message que nous porterons dans les prochains jours auprès des parlementaires pour leur expliquer l’ineptie d’une telle mesure. Nous appelons par ailleurs l’ensemble des travailleurs à se mobiliser le samedi 11 janvier autour des initiatives construites par la CFDT.
Quel premier bilan tires-tu de la mise en place CSE, dont la phase de déploiement dans les entreprises de plus de dix salariés est officiellement terminée depuis le 31 décembre ?
Il faut d’abord saluer le courage des équipes CFDT qui ont fait le job, dans un cadre très contraint, pour réduire autant que possible les impacts négatifs sur le dialogue social et sur le rôle et le travail des élus d’entreprise. Mais, de fait, le bilan n’est pas bon : trop d’employeurs ont profité de la négociation des protocoles d’accord pour réduire les droits des représentants des salariés et, dans la grande majorité des boîtes où les CSE ont été mis en place, cela s’est passé sans accord, donc a minima. Quand la ministre du Travail expliquait que les comités sociaux et économiques allaient relancer le dialogue social dans l’entreprise, elle avait tort ! Nous en avons aujourd’hui la preuve. Pour une raison simple, et triste : le patronat voit trop souvent le dialogue social comme un coût et une contrainte plutôt que comme un apport positif à la vie et à la stratégie de l’entreprise.
« La refondation du dialogue social prôné par la ministre depuis les ordonnances Travail est une immense occasion manquée »
Concrètement, comment la Confédération va-t-elle accompagner les équipes lors de leurs premiers pas au sein des CSE ?
Nous avons parfaitement conscience qu’avec les nouvelles règles de dialogue social en entreprise, cela ne va pas être simple pour les équipes et les élus CFDT. La Confédération va donc être en appui des élus grâce au dispositif d’accompagnement à la négociation, qui monte en puissance dans le cadre de l’ARC [Accompagnement, Ressources, Conseil]. Un courrier vient par ailleurs d’être envoyé à la ministre du Travail au sujet des entreprises qui n’ont pas encore mis en place de CSE. Celles qui sont en train de négocier un accord doivent pouvoir aboutir dans un délai rapide. Celles où rien n’est engagé doivent être sanctionnées. Le fait qu’on en soit là montre tout de même que la refondation du dialogue social prôné par la ministre depuis les ordonnances Travail est une immense occasion manquée…
La négociation qui doit s’ouvrir sur la qualité de vie au travail marque-t-elle la relance du dialogue social interprofessionnel ?
Pour le moment, on n’a même pas de date ! Il faut dire que certains ne semblent pas très prompts à négocier sur ces sujets. Mais la CFDT va s’y investir ; il est indispensable que cette négociation aboutisse pour favoriser l’expression et l’association des salariés aux évolutions de leurs postes de travail, sur l’organisation du travail. On ne le dira jamais assez : la question du travail et de sa qualité devrait être la question essentielle posée dans chaque entreprise. Cette négociation peut nous aider à contraindre les employeurs à s’y intéresser.
Les premières mesures issues de la réforme de l’assurance-chômage sont entrées en vigueur au 1er novembre, avec des conséquences dramatiques pour les demandeurs d’emploi. Où en est-on du droit de suite lancé par la CFDT et d’autres acteurs ?
On n’a pas baissé la garde sur l’idée de montrer, par des situations individuelles, combien cette réforme est antisociale. À partir d’avril prochain, ce sont des dizaines de milliers de demandeurs d’emploi vont voir leur allocation réduite de 25 % en moyenne, parfois même de moitié. Nous nous devons de rendre visibles ceux qui vont être impactés. Et il nous a semblé que le faire avec des associations de lutte contre la précarité et de lutte contre le chômage avait un sens. C’est aussi l’illustration qu’on a besoin d’élargir nos alliances quand on veut agir, y compris sur la question sociale.
Justement, près d’un an après son lancement avec 19 organisations, le Pacte du pouvoir de vivre en compte désormais 52. Comment analyses-tu ce succès ?
À un moment où les corps intermédiaires ont été pressurés, en 2019, le Pacte du pouvoir de vivre a été une bouffée d’oxygène pour nos militants comme pour d’autres acteurs, et un pari réussi. Réunir 52 organisations sur un projet commun de développement, et conjuguer cela avec des actions locales au plus près des réalités dans les territoires, ça ne va pas de soi, croyez-moi ! C’est aussi la preuve qu’il existe en France tout un tas d’acteurs qui sont prêts à s’engager et à prendre leurs responsabilités. Le gouvernement serait bien inspiré de les écouter davantage. Le tour de France en dix étapes que nous avons lancé en novembre est justement en train de faire la démonstration qu’il est possible de combiner l’action globale et l’action locale dans tous les territoires. Et les élections municipales constituent pour nous une formidable opportunité. C’est pourquoi j’invite tous les militants à porter ce Pacte auprès des candidats et à leur demander de se positionner.
« Face au bazar mondial ambiant, ne laissons pas passer notre chance de faire de l’Europe un espace vertueux »
Travailler avec d’autres est aussi une affaire européenne. En tant que président de la Confédération européenne des syndicats, quel regard portes-tu sur le green deal annoncé par la Commission européenne ?
La CES porte cette ambition d’un green deal au niveau européen, qui se conjuguerait avec d’autres ambitions sur la question sociale, comme le salaire minimum ou l’évolution des nouvelles formes d’emploi. Aussi, le projet de la Commission européenne et de sa présidente nous va bien. Mais sans financement et sans démocratie sociale, nous n’arriverons pas à construire un vrai projet ambitieux pour l’Europe. Peser sur la Commission est nécessaire, mais il faudra aussi convaincre les différents gouvernements de s’engager, car c’est bien à eux qu’il appartiendra de redonner les moyens à l’Europe de réussir. Face au bazar mondial ambiant, ne laissons pas passer notre chance de faire de l’Europe un espace vertueux avec un système économique respectueux de ces différentes parties prenantes, des échanges commerciaux qui se fassent dans de bonnes conditions sociales et écologiques et un modèle social préservé.
Un peu d’interne pour finir. L’année 2020 sera aussi celle de tous les défis avec les AG de mi-mandat et la poursuite de notre objectif de développement…
Trouver le bon positionnement n’est pas toujours chose aisée. Pour ne pas tomber dans une logique de contestation pure et simple qui n’aurait pas vraiment de sens, et continuer à porter un regard lucide sur la réalité en essayant de l’améliorer, on a besoin de rencontrer les militants, de les écouter, d’échanger avec eux. C’est l’objet des assemblées générales de mi-mandat décentralisées dans les treize régions avec un temps de débat sur l’actualité et un temps consacré aux besoins en matière d’accompagnement [avec le dispositif ARC] et à la syndicalisation. Des progrès ont été réalisés dans ce domaine avec 1 200 sections de plus créées en 2019 par rapport aux autres années*, notamment dans le cadre des élections CSE. Mais on est encore loin de nos ambitions sur le développement. Il y a aujourd’hui plus de gens qui veulent nous rejoindre que ceux à qui on donne l’opportunité de le faire ! On a un enjeu particulier avec les salariés des TPE qui voteront à la fin 2020. On joue notre représentativité et notre première place aussi dans ces élections.